19.2.05

sur le penchant des jours N 3

Mais il y a en elle comme un vague malaise. Recommencer à lui offrir un appui, une collaboration. Pour ce que cela a donné dans le passé ! Mais lui ne sait pas renoncer. Elle ne sait pas dire non. C’est ainsi. Comme une petite flamme s’élève en elle. Elle va essayer d’être utile encore ! Comment peut-on être utile à son fils, son fils qui a trente ans passés ?
Paul vient d’arriver. Elle lui retire une épine du doigt, il est très patient, sa main est dure, ronde et pattue, crispée. Comme ça. Comme d’habitude. Parce qu’il a toujours les muscles un peu tendus. C’est pourquoi il ne peut pas fermer une porte sans la claquer, arrondir prestement un geste pour recueillir un éternuement. Ça continue à l’agacer qu’il soit si peu soucieux d’élémentaires bonnes manières.
On rentre sans encombre.
Il s’agit maintenant de laisser s’engager doucement la nouvelle année comme une roue libre en terrain plat. Lire des textes pour Bruno, - réajuster ses vieilles connaissances avec les nouveaux courants d’idées. Les problèmes d’une civilisation galopante, cela la concerne encore. Elle va ranger ses grimoires, ses souvenirs encore lourds des semaines passées.

Miny avait essayé cette année encore de refaire un Noël, de rassembler au creux des jours noirs de l’hiver, les brins d’amour éparpillés, d’élaguer l’arbre des Noëls passés si chargés de cruels rendez-vous : la mort du père, juste au moment où on allumait, sans rien savoir, les bougies pour les enfants ; celle de René, ce cousin de vingt-cinq ans endormi dans la nuit froide, au revers d’un fossé, dans sa voiture ; celle de la petite Rose, quinze ans, fauchée sur le bord de la route, alors qu’elle apportait les cadeaux du réveillon, et puis tous les Noëls endeuillés d’une mort annoncée : trois mois, six mois...celle de Ginette sa soeur bien-aimée, son gendre emporté par l’implacable cancer.
A Noël. Pour Noël. Juste pour Noël. A vous faire devenir superstitieux devant ces ricanements du destin.
Mais Miny n’était pas superstitieuse. Elle avait en elle comme une naïve conviction qu’on peut toujours faire quelque chose à contre-courant du destin, bricoler la vie. Elle ne vivait que des souffrances de l’optimisme. Un optimisme tragique. Quelque chose comme ça pour ce Noël. On changerait de cadre, élargirait le groupe tout en le resserrant dans un joli cottage tout neuf, tout vierge de souvenirs, dans ce coin de Normandie où venait de s’implanter une nouvelle réalisation du tourisme galopant : des bungalows en pleine forêt pour faire croire aux espaces odorants et libres. Au centre, un paradis exotique en forme de bulle pour faire croire aux eaux tièdes et claires, aux perroquets heureux dans une nature clémente.
On aima tout de suite les arbres joliment squelettés par l’hiver encore doux, l’eau paresseuse au bord de la pelouse, où vibrait à la moindre miette de pain, l’éventail fléché d’une troupe de canards bleus et gris.
Trois générations regroupées là pendant une grande semaine à tenir en équilibre et en liberté. Célia, treize ans et son amie préférée, Julia... à perte d’eaux bouillonnantes dans les rivières enchantées, leurs débordements d’adolescence foisonnante, pleins de cheveux mouillés, de baisers oubliés, de chocolats volés, de tendresses et de dents dures. C’est qu’elle est présente Célia, - volontaire et hardie, d’un amour impitoyable pour sa mère, d’une agressivité passionnée pour Renaud, qui a remplacé son père décédé, d’une affection pointilleuse pour Bruno, son tonton, son Titi. Et pour Julia, tout un fleuve souterrain de connivences sans défaut. Miny l’aime au plus profond de son coeur et se défend mal de se demander si elle est payée de retour. Elle a réservé la meilleure chambre à Sophie et Renaud, la plus jolie pour qu’ils soient contents car de son contentement à lui, elle n’est pas très sûre. Sous ses bonnes manières, sa politesse, il y a comme un imperceptible retrait qui l’empêche de le tutoyer comme un vrai fils.

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