25.9.05

l'irréparable.. cette nouvelle me touche comme la chanson de V SAMSON

Extrait de "annulé " je ne sais plus le nom de l'auteur!!!

Oui, dans un téléfilm l’autre soir – oui j’avoue que je regarde assidûment la télé, pour ne pas trop traîner dans la maison comme un zombie, silencieux, inactif, en pantoufle – donc dans un téléfilm sur la 3, un homme déclarait brusquement, s’adressant à la femme qui partageait sa vie, Je me suis trompé je ne t’aime pas ; derrière moi la porte a grincé. J’ai tourné la tête, j’ai vu Marie sur le seuil de la cuisine. Elle fixait l’écran, son torchon à la main. L’homme a repris, Je ne t’aime pas, je me suis trompé.

Ça paraît simple à prononcer. C’était simple. Des mots qu’on sert après dîner à celle qui vient de servir le dîner tandis qu’elle débarrasse la table. Des mots sans nuance sans ambiguïté que je n’ai jamais pu dire à Marie.
Pourtant j’ai toujours su.
Que je ne l’aimais pas. On a beau réfléchir, se raisonner. Guetter en soi un trouble pas encore nommé pas encore reconnu. Qui serait là depuis longtemps, aurait tardé à se manifester mais s’imposerait peu à peu. On ne sent rien. Il n’y a rien, c’est évident, c’est définitif. Alors ne faudrait-il pas être sincère ? Et dire.
Sans doute j’aurais pu l’autre soir mettre à profit l’occasion, m’approcher de Marie, lui faire face et annoncer, Tout juste comme moi Marie, je ne t’aime pas.
J’y pensais. J’ai hésité. Elle était déjà repartie vers ses travaux domestiques.

Vous allez me demander pourquoi je l’ai épousée. Eh bien. Elle attendait un enfant. En ce temps- là et dans ces circonstances soit on n’épousait pas et on vivait dans la honte, soit on épousait et alors on s’efforçait d’y mettre quelque bonne grâce.
Ce fut une noce de village, une jolie fête. Marie vêtue de satin blanc, cheveux noirs en un lourd chignon, visage lisse épaules souple robe très ample qui ne laissait rie deviner de son état je faisais des envieux, sûrement personne ne se doutait que j’étais là sous contrainte. Il y eut la musique et les chants, les pétales de fleurs qu’on lance à la volée, le tonneau de vin du pays, les friandises traditionnelles, les plaisanteries des invités leurs bons souhaits verre à la main.
Peut-être aurais-je dû lui dire, avant la première visite des parents, des braves gens ravis de ce qu’il croyaient être l’heureux dénouement d’une histoire d’amour, j’aurais dit, Ecoute ma belle, on a été imprudents, te voilà dans l’embarras par ma faute, je vais réparer le dommage, légaliser la situation. Mais une fois pour toutes et clairement-
Je n’ai rien dit. Je ne disais pas Je t’aime mais elle pouvait se figurer que cela tenait à mon humeur morose. J’étais un homme taciturne. Pour obéir aux règles du commerce je suis devenu plus loquace. Elle aussi qui au début de notre vie conjugale respectait mon goût pour le silence.

Bientôt il lui a fallu, quand je rentrais de mes tournées, me transmettre les messages des clients souvent irascibles et qu’elle jugeait sévèrement.
Ce gros père qui rêve de chauffage intégré ne raconte que des sottises. Et madame le présidente du Conseil général prétend chauffer la salle de réunion avec un convecteur 1 500 watts !
Il est certain que les clients avaient d’absurdes exigences. La chaleur à moindre frais, le grand confort à bas prix. Marie les trouvait mesquins, chicaniers. Elle était habile à les pacifier, à leur vanter la qualité du matériel fourni, l’excellence du service. Marie savait les convaincre.
Marie plaisait à mes parents. Ils disaient que j’avais bien choisi. Le choix s’était borné à un coït éclair chez Aliocha, la meilleure copine de Marie. Elle était institutrice, elle avait été nommée dans un village isolé. Quand elle organisait une rencontre entre amis Aliocha pressait Marie de rester pour la nuit. Dans le logement de fonction attenant à l’école, une vaste maison ancienne, marie avait sa chambre au fond d’un corridor donnant sur l’arrière cour. A l’abri des regards indiscrets. C’est là que Marie et moi un soir on a fait l’amour pour la première fois. J’ai su alors que j’avais baisé une fille encore vierge que tourmentait l’état des draps qu’elle avait tachés de son sang. Un souvenir qui a compté lorsque j’ai pris ma décision, il n’y avait guère de risques que l’enfant soit celui d’un autre. Elle disait que c’était le mien.

A la naissance du bébé aucun doute n’aurait pu subsister. Les visiteurs s’écriaient qu’il ressemblait étonnamment à son père et la ressemblance je le voyais moi aussi. Je l’aimais, cet enfant. J’aimais devoir à Marie un tel cadeau. Si je ne l’avais pas souhaité, il était mon bien le plus précieux. J’aimais Johann. Je n’aimais pas Marie.
J’ai voulu n’y plus penser. Je me suis forcé d’être patient, accommodant. De pourvoir largement aux besoins de la famille. Dans mon atelier j’avais mis au point un radiateur à gaz avec allumage piézo-électrique c’était nouveau à l’époque, les affaires étaient bonnes.
Bientôt Johann marchait, babillait, nous étions des complices. Jeux, promenades, taquineries, autant de prétextes à lui montrer ma tendresse. Je conversais très peu avec Marie. Elle et moi on n’échangeait que les propos nécessaires au cours régulier de la vie quotidienne. On partageait le lit. Elle était chaude et douce. Je ne l’aimais pas.
Je me répétais qu’un jour je le lui dirais et je partirais. D’abord c’était, quand l’enfant sera un peu plus grand. Ensuite, quand l’enfant nous quittera. L’enfant a grandi, li a eu un frère qui a grandi. Johann d’abord, Boris ensuite sont allés au collège, puis à l’université. Je n’ai rien dit.

J’avais déjà du mal à ne pas m’abandonner à cette tristesse que me causait l’absence des garçons -Johann surtout, mon préféré. N’importe, j’aurais dû parler. Faute de l’avoir fait plus tôt. Mais dites-moi, dites- moi franchement s’il vous paraît décent d’annoncer à une femme qui passe chaque semaine tant d’heures aux soins du ménage, qui pose pour vous chaque soir sur le valet de nuit une chemise impeccable, une cravate défroissée, qui toujours prend votre défense quand un client vous invective, s’il vous semblerait normal de lui demander – au bout d’un an deux ans cinq ans dix ans vingt ans de vie commune( cinquante ans même),Ecoute-moi, je t’en prie. Et elle essuierait ses mains contre son tablier se disposant à vous entendre.
Elle remettrait en place une mèche qui lui tombe sur l’œil depuis un demi siècle. Alors vous, pompeux, ridicule, j’ai à te dire que je ne t’aime pas.
Impossible.

Et pourtant.
Je ne l’aimais pas ce jour funeste, quand la guerre a commencé. Nos fils étaient encore des gamins. Je me suis plaint de leur départ pour les études dans une faculté lointaine après avoir mentionné leur petite enfance heureuse sans vous conter nos années de misère. La guerre. La ville assiégée. J’hésite à évoquer cette période effroyable. Je voulais oublier ce drame. . la division en deux camps où étaient remis en question d’anciens partages de territoires. Les vieilles querelles brusquement ranimées, violentes. Les luttes sauvages. Le désespoir. Je sortais le fusil à la main, enrôlé sans conviction avec les uns contre les autres. Cherchant en vain quelque sens à cette vie de soldat de hasard, je ne savais même pas viser. Les gosses avaient peur, avaient faim. En dépit de la douleur et des larmes je me surprenais encore à décider que je parlerais à Marie, quand l’angoisse se ferait plus légère, quand la guerre finirait, quand les garçons s’éloigneraient, quand Marie et moi aurions cent ans à nous deux et que deviendraient fragiles nos chances de vivre un grand amour.

Non, je n’ai pas eu de liaison. Certes, je l’avoue, au temps où je voyageais beaucoup pour mon commerce j’ai parfois cédé aux instances d’une cliente qui m’offrait l’aventure d’un soir dans une ville étrangère. A la maison Johann et Boris, fredonnaient, Maman est la plus belle. Et si je n’acquiesçais pas avec assez d’enthousiasme leurs regards s’assombrissaient. Alors je souriais et j’inclinais la tête.
Il est vrai qu’elle était belle, Marie d’un paisible autrefois, celle qui durant mes absences encourageait les gamins à m’écrire et je trouvais à mon retour leurs billets naïfs et tendres dans le tiroir de mon bureau. Celle qui fixait le cérémonial des souhaits et cadeaux pour mon anniversaire. Johann récitait un compliment, Boris sautillant d’excitation à son côté. Marie venait par derrière, apportant un gros gâteau. C’était toujours le même, mon gâteau favori. Œuvre de Marie, four chauffé à point par Marie, moule renversé sur un plat à dorures. Les enfants battaient des mains. Rien de plus ou seulement, Merci.


Johann et Boris sont des hommes à présent. Cela me paraît un miracle que nous ayons tous les quatre survécu à cette longue guérilla qui a ruiné le pays, a fait des morts par centaines. Marie savait convaincre nos garçons de ne pas aller jouer dans la rue quand la rue était dangereuse, de se mettre à l’abri dès qu’on entendait le tir, de ne pas gaspiller la moindre nourriture, de supporter la soif quand l’eau était souillée. Moi dans mon atelier je n’avais plus grand- chose à vendre. Les pièces de rechange étaient rares. Tout le pays grelottait chaque hiver. Le carnet de commandes restait vide et nous manquions d’argent. Mais l’argent ne valait plus rien.
Marie élevait chichement quelques volailles. Me demandait de l’aide pour défoncer la cour, arracher les pavés et bientôt nous disposions d’un modeste potager. Une assiette de soupe était un mets royal. Des temps très durs. Au cours des années calmes on ne se méfie de rien, on s’occupe de ses petites affaires, on se tracasse pour des histoires de tuyaux et d’interrupteurs, de résistances trop faibles, de brûleurs mal réglés, ou parce qu’un enfant a toussé dans la nuit, ou qu’on se sent accablé d’avoir lié sa vie à celle d’une épouse dévouée qu’on n’aime pas et soudain c’est l’horreur, la mélancolie fait place au tragique. On voit mourir des voisins des amis. Chaque matin on se dit que le malheur va frapper encore. Aujourd’hui et demain. Et après.

Après. Après la guerre. Il y a eu - malgré tout ce qu’on avait infligé, tout ce qu’on avait subi, le lugubrement des morts, des blessés des infirmes, les murs écroulés, les demeures dévastées, oui il y a eu un moment d’allégresse. Les survivants étaient rassemblés sur la place. On s’embrassait on souriait on pleurait. Les femmes se sont mises à chanter. Puis les hommes ont fait de même. Tous les rescapés chantaient en pleurant, chantaient, pleuraient, tendaient les mains vers le ciel. Marie chantait comme tout le monde. Et pleurait aussi.
Ce que je n’avais jamais dit ce n’était pas le moment de le dire.

Peu à peu le travail a repris. La vie ordinaire. Avec ses peines ordinaires. Et cruelles. La mort des parents. Les miens, ceux de Marie. Avec ses joies ordinaires. Mariage de Johann et Boris. Chez Johann naissance d’une fille. Puis la petite est tombée malade. Une méningite. Mère et grand-mère se sont relayées sans répit auprès d’elle, leur amour a dû contribuer à sa guérison. Lélie est belle, est brune et ressemble à Marie.
J’adore Lélie qui ressemble à Marie.
Pour elle je néglige mon commerce. Mais souvent elle me quitte au plus fort de nos jeux parce qu’elle doit- se souvient-elle- dire quelque chose à Marie.
Lélie a un frère à présent. Johann a voulu qu’il porte mon prénom. Chez Boris un enfant va naître

Parfois Marie décide qu’il est temps de réunir la famille trop dispersée. Elle s’active à ses fourneaux. Je l’aide un peu, de mauvaise grâce. Dans sa cuisine je me sens balourd. Elle commande, Passe-moi le tamis, l’écumoire, la pôle au double fond, le rouleau la cuiller de bois
Me voilà qui cherche et maugrée.
Elle accepte mes maladresses avec beaucoup d’indulgence. L’offense que je lui ai faite, elle n’en n’a pas conscience. Moi je me juge impardonnable.

Marie est vieille, je suis vieux, je mourrai bientôt. Il faudrait désormais parler vrai. Admettre en toute simplicité. Ce serait bon.
Supposons que je me décide. Un de ces soirs. Après les infos. De mon pas traînant j’irai dans la cuisine
Et je dirai.
J’essaierai. Je me joue la scène. Sans espoir. J’entends déjà Marie qui me coupe la parole.
J’entends. Hein, quoi ? S’il te plait, répète.
Pour dire, c’est trop tard. Maintenant Marie est dure d’oreille.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Ah oui c'est superbe... C'est très bien écrit, et tellement réel. La vie. Une narration réaliste. En tirant les rideaux de la première lecture, on perçoit les petits riens cherchés avec délicatesse simplement pour faire plaisir. C'est tellement difficile de faire vivre un couple. Patience, abnégation, dons, joie, silence et respect.