18.6.05

c'est peut-être un conte

Coralline


Le jour Coralline habite la grande chambre du bas. Elle est bien souriante. La fenêtre est ouverte. Le grand monsieur noir qui passe lui fait un salut bien poli. Elle lui adresse le sien avec un petit signe en plus pour montrer qu’on est bien égaux. Elle sort avec la voisine et son petit chien. L’air est spongieux. Les murs sont spongieux. Elle se sent tout à fait soluble. Petits cancans sucrés. Gros bobos enfiévrés. Un grain de poivre sur la langue. Odeurs fraîches des fenêtres. On respire bien.
Ça pourrait être ça sa vie.

Mais il y a la chambre du haut. Depuis la nuit des temps elle y fabrique un enfant que personne ne connaît. Elle, elle a sa petite idée. Une belle petite idée qui pousse en fleurs multiples qu’elle entretient et soigne avec ferveur.

Chaque soir elle s’interroge : est-ce bien ainsi ? Ce n’est qu’une ébauche. Parfois une rêve dans la nuit. Sûr elle va réussir. Du lait coule de ses doigts. Dans le linge de l’armoire sont les synapses empilées, des petits ponts vers tous les temps. Ce sera un enfant des temps futurs avec des cheveux de vent, le grand souffle des commencements. Elle lui racontera des histoires. Des histoires de revenants qui lisent l’avenir et le présent et il sera tout content, l’enfant.

Mais demain il y a école. L’école des autres enfants. Alors elle le range bien à l’abri dans un placard, à côté de l’armoire aux mémoires, parmi les stocks de neurones dormants, de petits flacons hormonants et les grimoires de tous les temps. Demain elle ira voir dans la rue s’il y est. Parce que lui aussi il a sa petite idée. Alors elle le ramènera prudemment. La rue c’est pas pour les enfants. Un lieu où passe le monsieur noir si souriant. On ne sait jamais.

Quand il sera grand il fera des avenues. Des avenues larges comme le monde où seront tous les enfants. Des noirs, des jaunes, des blancs. On aura rasé toutes les maisons -ni portes, ni fenêtres - pour que puisse souffler le vent, le vent tiède des planètes, des bouquets d’étoiles et de mondes errants. Il n’y aura plus que des enfants, des enfants-mères, des mères enfants .

Pour l’instant elle lui prépare ses tartines et du bon chocolat fumant.

Et puis c’est plus fort qu’elle, elle retourne à ses œuvres secrètes, à ses manigances perverses. Avec sa chair, avec son sang, elle édifie des continents où il sera bien l’enfant. Il aura des mains douces lavées aux eaux des océans. Il les glissera dans les siennes pour l’emmener dans ses voyages, légère comme une aile, sans savoir que c’est sa mère et il sera tout content l’enfant. Il dira aux océans qu’il est né d’une pierre sous la mousse et qu’il n’a pas de parents. Il ramassera des coquillages pour faire des colliers mouvants. Il ne retournera pas au village.

Il voudrait décorer les nuages, y accrocher tout un train de cercueils volants pour faire joli dans ses souvenirs. Le premier contiendrait sa mère, le deuxième tous les pères sans enfants et puis les autres toutes les histoires de revenants.



Il a dormi dans les nuages, rêvé qu’il était une tige–liane aux nœuds coulissants, pour enserrer l’amour qui va partout s’éparpillant, un fil de cœur se dévidant à l’entour de tous les rêves pour en faire une pelote ronde, ronde comme une orange bleue.

La mère est revenue dans la cuisine. Elle a préparé des oranges avec du lait brûlant. Un petit garçon est arrivé, sans bruit par l’escalier. Ses yeux sont ronds pleins de sommeil. Il dit qu’il a déjà déjeuné d’un petit volcan de pommes de terre. Il rit en l’embrassant. Il dit qu’il a fait ses devoirs et qu’il va partir pour l’école.

En réalité il a fouillé toutes les armoires, bousculé toutes les fioles et les onguents, mélangé les ingrédients, déchiffré tous les grimoires, sorti les cris d’amour et de colère, déplié linceuls, dentelles et mirlitons, trouvé la clé du grand mystère dans le grenier où il est né. Il a fermé la porte à clé. Il donne la clé à sa mère, il a le double dans sa poche. Et quelque chose qu’on ne peut dire. La mère le regarde partir. Elle sourit. Elle range la nourriture. Elle retourne dans la rue. Elle serre dans sa main la petite clé du destin qui l’a faite mère .

Elle rencontre le monsieur noir qui sourit si gentiment. Il tient par la main un petit garçon tout pareil au sien.

Coralline s’est acheté de quoi connaître la nature, les fleurs, les oiseaux et leurs chants, de quoi soigner les petites misère que l’âge fait en avançant. Elle regarde le grand sillage que font les avions tout blancs quand ils dispersent aux quatre vents toutes les pensées légères qui font trembler les nuages et pleuvoir tant de sang, elle arrose une rose éphémère qui refleurit à chaque aurore et meurt quand le soleil descend .

La nuit elle interroge les ténèbres. Elle ne sait plus où est l’enfant. On lui a dit qu’il était grand, qu’il ne fallait pas s’en faire. La haut, aux petits pas dans la poussière, elle sait qu’il revient de temps en temps.

Mais c’est plus fort qu’elle, elle meurt doucement, sans en avoir l’air. Elle voudrait savoir s’il est content, l’enfant, s’il lui a pardonné la vie, les meurtrissures des pourquoi, des comment .

Elle ne voit plus le monsieur noir, il est reparti dans sa patrie, sans savoir pourquoi la vie, pourquoi la mort de son enfant.


Micheline Lucas.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Très beau, si je peux en juger... Et signé par l'auteur, signe qu'il doit en être content. Un jour aussi, peut-être, je signerai...
Bon dimanche