3.3.05

sur le penchant des jours N 7

Depuis le « Familles, je vous hais » de Gide, depuis Mauriac, depuis Bazin, on avait déversé tant de réprobations, accumulé tant de suspicions, que leur poison polluait les gestes les plus simples, les plus authentiques : ceux qui scellent la solidarité des générations qui transmettent le savoir, l’expérience pour ce qu’elle est, une ébauche à partir de laquelle on peut sans soumission ni domination, construire de nouveaux chemins. Elle avait cru cela possible. Où était donc la faille ?

Mais les jours s’écoulent, la vie continue, on continue à bricoler la vie, à bricoler cette préparation où Miny s’investit malgré elle, retrouvant des plaisirs perdus parce que devenus inutiles aux autres, incapables de tisser des liens. Pour elle, l’exercice de la pensée est un acte d’amour, un partage fécond, une solidarité vivifiante, non de stériles abstractions.

Bref, on finit par arriver au terme. On finit toujours par arriver quelque part. Son rêve de la nuit, elle y croyait sans y croire. Comment croire à un rêve qui pourtant tant de fois l’avait avertie ? oui, reçu, admis à entreprendre une vraie formation cette fois.
Un soir un coup de téléphone confirmait le présage.

Miny et Paul s’embrassèrent. Paul déboucha une bonne bouteille. Et tout le soir ils furent heureux pour lui.

Le lendemain dès l’aube Miny fit taire une petite voix qui lui disait : ils l’ont enfin pris au piège. On verrait bien. Il fallait qu’elle s’arrête de penser à lui.

Elle n’avait plus qu’à s’occuper d’elle, du petit coup de téléphone à Sophie, du rhume de Célia, du petit bobo de Renaud. Et puis aller rechercher son manuscrit refusé chez Castor Astral.

Ce sera seulement une petite promenade. Miny et Paul sont allés tous les deux à la recherche de la maison d’édition à Pantin ; c’est une petite maison de banlieue pauvre, grise et discrète. C’est lui qui sonne. Puis il fait quelques pas à l’écart, ces histoires qu’elle écrit, ce n’est pas vraiment son affaire. A la vitre ouvrante d’une porte, se profile une ombre indécise.
- Je viens chercher mon manuscrit.

Ça a l’air de le déranger un peu. Il ouvre et semble émerger d’un autre monde. Une sorte de jeune chien noir et hirsute qui viendrait d’ailleurs. Il a comme une petite attitude d’excuse en lui tendant le paquet.
Elle s’enhardit un peu :
- Sans doute faut-il tirer un trait sur tout cela ?
- Oh, vous savez, c’est tellement subjectif... Ce n’est pas moi qui ai lu : il feuillette un peu... ça a l’air bien écrit...

Paul et Miny marchent sur l’avenue sans rien dire. Bien sûr ce n’était qu’une petite vanité stupide : se voir imprimée dans un livre, quelle sottise !
Elle s’était laissé piéger elle aussi : sa vie, son histoire, elle avait failli la prendre au sérieux, comme tout le monde. Pendant des jours, elle avait soulagé son coeur, dégorgé ses pensées, essayé de voir clair dans le fouillis de ses idées. Elle avait eu besoin de comprendre ce qui lui était arrivé, de donner à comprendre aussi, pour qu’on l’aime pour ce qu’elle était, mais surtout, elle avait cru son expérience utile aux autres. Ne plus recommencer les erreurs qu’elle avait commises, même si elle pressentait que les chemins sont toujours différents, les truquages du sort toujours imprévisibles.

Et tout de même, elle était contente aussi d’avoir écrit tout cela, de savoir que son passé était là, à l’abri entre les pages, et qu’elle pourrait quand elle le voudrait retourner se promener dans sa vie, demander aux mots de raviver les images, de réveiller les émotions. Ses foyers de vie, ses misères, ses désespoirs, ses hontes même, c’était à elle, elle n’avait rien d’autre, c’était son fardeau de mémoire, précieux comme une récolte menacée, le bon grain avec l’ivraie. Et c’était bien dérisoire d’avoir espéré un regard complice, complice de ce qui faisait encore bondir son coeur, comme au temps de ce tenace effort de vivre qui peu à peu s’usait avec les jours.

Comment pourraient-ils voir ce nid de mésanges, du temps où elle avait six ans, sept ans peut-être ? un nid comme tous les autres, caché dans un coin de haie, mais juste à la hauteur des yeux, juste à la portée d’une petite main d’enfant,… ces petits becs ouverts et qui piaillent de faim et ces parents qui n’en peuvent plus de sillonner le ciel ! Elle avait donc déposé tout près du nid une petite boite en fer blanc avec de la nourriture dedans. Et les parents, pris de peur les avaient abandonnés ! Pour Miny, c’est plus qu’un souvenir poignant ; des petites vies d’oiseaux perdues, ça ne se compte plus. Ça ne compte guère même ; ce qui lui reste, c’est une sorte d’émotion diffuse qui émane d’un tableau : la haie de charme taillé, le luisant des feuilles nervurées, l’écorce brune du rameau fourchu, la porte du jardin et ses lattes de bois délavé, le petit raidillon de terre et de pierraille qui y conduit, et l’allée qui file à l’ombre du grand cerisier, un beau jour de printemps. Au milieu, une sorte de soleil noir, une tache... et puis un jour d’automne, la haie arrachée, un affreux trou béant, une autre mort.

Son père avait osé. Sans rien lui dire.

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