19.1.06

LE FEU COUVE

Point de vue
Quand le lycée brûle, par André Loez
LE MONDE 17.01.06 13h44 •

Aujourd'hui, 6 janvier, mon lycée a brûlé. Pas en entier, bien sûr, ce qui ferait les gros titres : il se consume lentement. A petit feu. Dans l'air empli de fumée âcre, les regards désolés se croisent : où était-ce cette fois-ci ? Une poubelle du hall ou du réfectoire ? Etait-ce au quatrième étage, comme à la veille des vacances ? Dans le refuge de la salle des professeurs règne une ambiance étrange. Pas un de nous n'a peur de ses élèves ou voit en eux des "voyous". Mais personne n'est étonné, ni ne pousse de hauts cris. Il y a si longtemps que les règles normales n'ont plus cours ici.
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Quand le lycée brûle, il est impossible de ne pas y voir le reflet de l'incendie qui, pour avoir trop couvé, consume depuis des mois notre société. On dormait bien dans les centres-villes. Depuis octobre, l'incendie s'est imprimé dans les rétines. Il est devenu notre ordinaire partagé. Mais nous sommes quelques-uns en première ligne. Comment l'expliquer et le combattre ?

Il existe une misère matérielle bien réelle. Dans mon lycée classé en ZEP, il manque : une salle de permanence, une salle d'étude, des surveillants bien formés en nombre suffisant, 30 % d'un poste de conseiller principal d'éducation. Ces délabrements coexistent d'ailleurs avec la modernité éclatante de certains matériels informatiques ou audiovisuels, qui seront bientôt volés — argent public dépensé sans compter. La misère est surtout celle de nos élèves aux parents trop souvent chômeurs ou absents, condamnés à l'illettrisme de masse. Loin de la revendication ou de la pétition, voilà à quoi tient le pauvre vocabulaire de nos incendiaires. Il n'est pas sûr qu'ils y puisent leurs raisons d'agir.

Je les ignore et les devine à la fois, après trois années ici : le goût du défi et du jeu, le plaisir de la destruction quand la construction de soi par le savoir est depuis longtemps impossible. Ce nihilisme m'est devenu familier. Je rêve parfois de faire assister les élites politiques, et plus généralement l'ensemble de la population, à une récréation de 10 h 30 au lycée. Elle ne ressemble plus à celles qu'ils ont connues. Ils y verraient à quelle culture de la brutalité immédiate et de l'irresponsabilité nous avons abandonné nos enfants. Ils y entendraient combien d'insultes et de cris s'y échangent, et la sombre rivalité du racisme et du sexisme.

Ce qui les frapperait surtout, c'est l'immense renoncement des adultes à faire appliquer les règles et à civiliser l'espace public. Quand rien ne va et qu'aucune consigne n'est depuis longtemps respectée, pourquoi être encore celui qui va interdire les cigarettes, faire enlever une casquette, réprimander une bousculade ou une bagarre ? Comme les autres, regard baissé ou épaules haussées, on s'enfuit. Epuisé, un peu honteux et soulagé, sourdement révolté. Désarmé face à cet effondrement civique qui nous dépasse.

Qu'on ne s'y trompe pas : je ne me reconnais aucun lien avec ceux qui à droite ou à gauche dénoncent des "barbares" à réduire par la force ou à extirper du corps social. La réalité est plus prosaïque et nos élèves, bien humains, plus estimables. Cela n'enlève rien à la colère qu'on éprouve lorsqu'ils ne se comportent pas de manière civilisée. Et la civilisation, au sens tout simple d'être capable de vivre avec les autres en société, cela s'apprend. C'est même un travail énorme — au fond, le seul qui vaille la peine.
C'est un travail auquel nous avons collectivement renoncé. En ce sens, les responsabilités sont bien partagées. Ce chaos ordinaire porte notre marque à tous. Il faudra bien un jour poser véritablement la question du culte ou de la représentation permanente des conduites violentes, moqueuses, injurieuses, par l'ensemble des médias et des productions culturelles. Combien sont prêts à admettre que leur propre complaisance devant la violence mise en scène participe de son déchaînement réel ? Et, l'ayant admis, à changer leurs habitudes ? Plus largement, il faudra essayer de remettre en cause la place prise dans nos vies par la consommation, les écrans et les objets, au détriment de la parole humaine qui apaise, enrichit et relie. Nous sommes tous comptables de l'effacement des liens sociaux et de l'appauvrissement de la langue. Nous nous y consumons, rapidement et sûrement.

Aussi, quand le lycée brûle, nous sommes nombreux à ne pas être dupes des solutions fausses du tout-sécuritaire. Et nombreux, en première ligne — pompiers, policiers, magistrats, travailleurs sociaux et de santé, enseignants — à formuler un projet naïf, mais d'une exigence déjà si intense et si ferme : retrouver des règles acceptables, retisser des liens, redonner l'envie de vivre ensemble, en paix.
André Loez est professeur d'histoire-géographie au lycée Georges-Braque d'Argenteuil (Val-d'Oise).
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5 commentaires:

Anonyme a dit…

"La vie oscille comme un pendule, de la souffrance à l'ennui..." Quelqu'un a dit ça... Qui ? J'ai oublié.
Mais quelqu'un aussi à dit : "il n'est pas de Nation qui puisse venir l'âge de l'abondance et de l'oisiveté sans craindre... " C'était Keynes, en 1930.

Anonyme a dit…

... qui puisse voir venir...
Je t'embrasse

Anonyme a dit…

Tout ce que tu as écrit je le pense, tant que l'éducation ne sera pas une PRIORITE nous récolterons la tempête. Don Bosco en 1883 disait déjà "Ne tardez pas à vous occuper des jeunes sinon ils ne vont pas tarder à s'occuper de vous!"...

micheline a dit…

Aben
j'ai cherché le nom de l'auteur:Schopenhauer
je vais mettre un petit supplément sur mon blog
merci de donner matière à réflexion.
Pour l'abondance et l'oisiveté le ne vois pas pourquoi ces deux choses sont liées :l'abondance n'est forcément que dans un secteur limité ..le désir d'agir est peut-être ce qu'il y a de plus infini dans l'homme. Il faudrait voir le contexte, je vais y réfléchir
merci encore.
je t'embrasse

micheline a dit…

Mamounette
ton comment m'apporte dès ce matin, une bouffée de force pour continuer à essayer de voir clair, si possile à long terme... on se sent plus fort quand on partage.
la note d'Aben m'a conduite à ajouter une note sur mon blog à propos d'un article du sociologue Labari qui pose bien des questions.
merci, je t'embrasse.