26.3.06

les vacances(suite)

Dans la famille de ma mère c’était tout autre chose. J’y ai connu des arrière-cuisines de ville, douteuses, sentant le gaz usé et l’eau croupie, où le beurre rance du petit matin me faisait lever le cœur, des lits entassés dans des espaces exigus, des salles de café. Des conversations suspectes, des tensions sous-jacentes. Des problèmes d’argent, de traites impayées, de paris hasardeux. Une sœur ou un frère à la dérive sur le pavé de Paris. Alors on ramenait ma cousine Paulette se refaire un peu à la campagne. C’était une grande bringue d’un an ou deux mon aînée qui m’entraînait dans de folles cavalcades à travers champs, m’initiait à certains attouchements secrets dans les jeux du médecin et du malade, ou m’aidait à liquider, vite fait bien fait, la bouillie de la petite sœur qu’on n’avait pas toujours le temps de lui faire manger. La rouler dans sa voiture pour l’endormir était aussi au-dessus de notre patience et nous l’abandonnions dans un coin de la cour où ses cris ne manquaient pas, dramatiquement, de réveiller mon père qui dormait.
Les vacances finies c’étaient mes parents qui devaient reconduire Paulette à Paris
Dans le train, bien sage sur la banquette, il fallait veiller à ne pas froisser la robe ou le manteau soigneusement repassé, éviter de poser les mains sur la poussière charbonneuse que les locomotives à vapeur dispensaient généreusement, puis attendre en espérant ne pas avoir mal au cœur, ce qui arrivait presque infailliblement.
En somme le tout clair, le miracle, la magie, c’était chez nous. La terre ouverte sous la bêche de mon père, luisante, vivante de lombrics roses, puis douce et meuble pour la laitue si tendre, le radis rose tout rond. Les saladiers de fraises écrasées. Les grillons dans les herbes du talus. L’œuf chaud qui bouge sur la glace froide quand une petite vie, à l’intérieur, signale sa présence. Les petites boules de duvet jaune qu’on mettait à sécher dans le doux d’une corbeille, en bas de la cuisinière. Le nid de poils blancs où nichaient les lapins nouveau-nés. Ou les ponts de neige durcie sur les fossés profonds. S’y aventurer vers midi, quand le soleil léchait la croûte brillante, offrait le risque délicieux de sentir sa jambe happée par une profondeur froide et rugueuse qui vous pénétrait jusqu’au haut des cuisses.
Le printemps revenait, après l’école, en sortant du village il y avait près d’une haie, un petit endroit abrité et creux où je guettais les premières violettes, et en automne la prunelle bleue. J’aurais voulu embrasser le monde. Le morceau de terre glaise que j’allais cueillir au revers d’un sillon offrait à mes mains la douce soumission de ses métamorphoses. Voir s’arrondir un bol, une assiette ne laissait pas de me ravir. Les voir se fendiller ou s’effriter me navrait.
J’aimais aussi notre maison, la grande cuisine, son carrelage rouge lavé d’eau claire, la pompe de cuivre brillant, la jolie suspension pour la lampe à pétrole, que mon père de temps en temps, repeignait d’une étonnante peinture argent. L’acquisition du buffet Henri II, de la cuisinière émaillée bleue, du fauteuil tapissier à fleurs, témoignèrent de notre promotion sociale. J’étais pleine d’admiration devant ma mère à sa toilette quand elle éclairait ses joues d’un joli fard rosé ou roulait une guiche espiègle sur le fer à friser. Je savais bien que les paysans qui passaient à la barrière la regardaient, même si elle faisait toujours semblant de ne pas s’en apercevoir. Le jour de la fête ou du 14 juillet, elle descendait au village au bras de mon père, dans une toilette claire et j’étais contente d’eux

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