15.3.06

Quand les enfants s'en vont..(Suite )

Quant à mes parents, ils partaient pauvres, démunis, mais plein d'espoir. Papa était nommé sémaphoriste auxiliaire à Pringy dans la Marne. Il était venu louer un très modeste deux pièces au village, avait commandé une voiture et un cheval pour transporter leurs bagages depuis la gare de Vitry-Le-François. On profita de l'occasion pour faire une halte au bazar le plus proche, y acheter une table, un petit buffet de bois blanc, quatre chaises paillées et une cuisinière. Le buffet ne nous a jamais quittés. C'est lui qui est actuellement à Dammartin, au sous-sol et où on range les articles de pêche.

Il restait à peine quelques francs pour attendre la première paie, mais ça allait. Le cœur y était : une place bien à soi, du travail pour lui, pour elle un jeune bébé dont les premiers sourires justifiaient la ferme certitude d'un avenir meilleur.
Maman qui avait servi dans les intérieurs de la petite bourgeoisie y avait puisé une certaine idée de la réussite sociale : de beaux meubles luisants, des porcelaines délicates, la déférence des humbles. De sa pauvreté, de ses humiliations, elle ne voulait plus. Son mari était sérieux, sobre. A force de volonté ils y arriveraient. Bientôt en effet, grâce à des trésors d'astuce, d'acrobaties alimentaires, beaucoup de goût, elle réussit à donner le change. Elle était bien convenable cette jeune femme, élégante même parmi les gens du village quand elle allait attendre son mari tout en promenant le bébé, près du passage à niveau où il travaillait.

Cependant elle ne tarda pas à échafauder d'autres plans. Elles étouffait dans le cadre étroit de femme au foyer adroite et proprette. Si elle pouvait travailler, elle aussi ! Avoir un salaire, si modeste soit-il ! Mais que faire à la campagne avec un jeune enfant ?
Certes, on embauchait aussi des femmes au Chemin de fer. Fallait voir. ... On obtint un poste double de gardes-barrière sémaphoristes : douze heures de jour pour elle, douze heures de nuit pour lui, un jour de repos par semaine qu'on pouvait abandonner de temps en temps pour quelques jours de congé groupés. Presque le rêve ! Les contraintes du travail de nuit, l'isolement loin du village seraient compensés par l'avantage d'être logés sur place. Ils ne dormiraient plus guère ensemble mais ils pourraient s'entraider pour toutes les besognes, on cultiverait ce grand jardin, on élèverait des lapins, des volailles.

Papa se laissa convaincre de nouveau et nous quittâmes Pringy.
J'avais tout juste trois ans. Je n'y suis jamais retournée. Pas de photos non plus. A part une ou deux anecdotes, rien n'est venu métamorphoser mes souvenirs. Ce sont des images simples mais très nettes comme encadrées d'un gris très doux.
La maison d'abord, la maison de Pringy, longue et basse, sorte de rectangle dont le petit côté aveugle donnait sur la rue, et dont le grand côté s'ouvrait sur une cour sans barrière, au sol irrégulier, limitée en face de la maison par de grandes frondaisons qui devaient être celles d'une haie du jardin. En entrant dans cette cour, on avait à main droite d'abord le logement d'une vieille dame seule, Madame Chatelot, la propriétaire sans doute et la seule voisine dont j'aie conservé le nom et le souvenir. Ensuite c'était chez nous. On entrait par une lourde porte pleine dans une pièce pourtant bien éclairée par une fenêtre, sous laquelle une forme vague devait être l'évier ; à gauche sur le pan de mur perpendiculaire, la cuisinière et enfin une ouverture sur le noir, celle de la chambre où je ne devais pénétrer que les volets tirés pour un meilleur repos. J'ignore tout de cet antre mystérieux. La deuxième vision que j'aie conservée bien nette aussi mais plus pauvre est celle d'une route barrée avec, à sa droite, un petit endroit construit où nous allions parfois voir papa. Je revois deux grandes roues de chaque côté de moi, celles de la charrette de bois dans laquelle ma mère me transportait. Et il me semble, sans en être tout à fait sûre, que je portais une sorte de fourrure blanche, frisée, très douce, autour de mon cou. La rupture avec ces images frustres les fixa probablement pour toujours comme celles d'un premier cocon que l'on doit abandonner.

Les anecdotes qui ont survécu témoignent de mes premières velléités d'indépendance ou de sociabilité.
Quand la voisine nous rendait visite je savais déjà recevoir avec civilité :
- Assieds-toi Madame Chatelot ! Et de me précipiter pour lui avancer une chaise.
Mais pas question de me laisser faire par le docteur appelé en consultation pour une bronchite, de me laisser tripoter par un inconnu et qui de plus réclamait de l'eau !
- Pas d'eau ! Pas d'eau !

Ce "pas d'eau, pas d'eau" a longtemps fait partie des petits signes de ralliement secrets qu'on a dans les familles, tout comme le "Et ben m'en vais".
Un jour que j'avais été grondée pour je ne sais quelle sottise je déclarai :
- Et ben m'en vais.
- Va t'en, dit ma mère et, illustrant cette déclaration, elle me fit sur-le-champ un petit balluchon de quelques unes de mes affaires et me le tendit. Je le pris sans hésiter, quittai la maison et débouchai sur la rue où je tournai hardiment de manière à ne plus être vue.
Après quelques minutes qui durent lui paraître une éternité, ma mère s'avança et me découvrit blottie contre le mur.
- Allez, viens, dit-elle.
Je ne me fis pas prier et la suivis aussitôt.

Que de départs avortés depuis !

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Un mémoire touchant. Emouvant pour moi aussi en voyant cette machine à coudre, nous en avions une semblable et je revois ma grand-mère pédaler pour me faire une petite robe. Sa mère lui avait enseigné la couture. Hélas moi je ne sais faire que des ourlets et petites choses de ce genre... merci à toi et amitiés

Anonyme a dit…

Bonsoir Micheline, merci pour l'histoire du cheval... C'est dingue comme tu peux avoir de tels souvenirs si précis après autant d'années.... c'est drôle parce que tes souvenirs me rappellent ceux de mon papa qui avaient des parents guardes barrières... mais je n'ai pas eu la chose de connaitre mon grand père paternel...
En tout cas même si tu tapes d'un doigt... c'est très jolie, on croirait y être.... Gros bisous Isabelle

micheline a dit…

Merci de vous intéresser à mes souvenirs qui résonnent encore quelque part dans les vôtres.comme vous l'avez compris certains détails viennent des anecdotes qui m'ont été racontées mais mes premiers souvenirs personnels datent de l'âge de trois ans.
Et ces récits ont été consignés il y a une dizaine d'années , pendant ma retraite . Maintenant j'écris surtout quelques comments pour mes bloggers préférés. Bien qu'il y ait toujours une part de hasard dans la sélection qu'on est amené à faire faute de temps , au départ il y a toujours une accroche qui débute une relation et qui la fait durer. Non?
bisou et amitiés..

Anonyme a dit…

Je voulais tout lire, mais je n'ai vraiment pas le temps
Je reviendrai
Gros bisous

Anonyme a dit…

Bon mon com n'est pas passé
Je disais que je voulais tout lire mais je n'ai vraiment pas le temps, je reviendrai
Gros bisous